La Centrafrique, un portail de la Russie en Afrique (Analyse Anadolu)

Depuis le début de sa coopération militaire avec les autorités centrafricaines en 2017, la Russie est de plus en plus présente dans le pays, de l’instruction militaire à la protection de la présidence. La République centrafricaine est devenue en quelques mois un symbole fort de la présence russe en Afrique.

C’est depuis 2017 que les mercenaires russes, soutiens incontournables du Président Faustin-Archange Touadéra, jouent un rôle de plus en plus important en RCA.

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« Les Russes, arrivés fin 2017, sont perçus comme les sauveurs de la Centrafrique. Ils sont intervenus à un moment où l’Union européenne lâchait peu à peu le pays. La politique qu’applique le Président depuis deux ans a porté un coup aux espoirs des Occidentaux », a expliqué à l’Agence Anadolu Enrica Picco, chercheuse et spécialiste de la Centrafrique.

« Mais ces derniers n’ont pas pu donner à Faustin-Archange Touadéra ce qu’il réclamait : des armes et des formations militaires. La Russie, elle, l’a fait, via des sociétés privées. Elles arrivent en Centrafrique avec des instructeurs et du matériel. La présence russe sur le territoire n’est pas vue d’un très bon œil par les rebelles, qui n’ont pas apprécié la propagande à leur encontre. Malgré tout, le lien qui unit aujourd’hui la Centrafrique à la Russie est solide. La situation récente le confirme », a analysé la chercheuse.

— Les Russes à la rescousse des FACA

En janvier 2021, les FACA ( Forces armées centrafricaines) et leurs alliés russes ainsi que rwandaises ont réussi à repousser une tentative de coup d’Etat contre Touadéra, menée par la Coalition des patriotes pour le changement (CPC), un mouvement rebelle sous la coordination de l’ancien président François Bozizé et qui a été créé à la veille des élections législatives et présidentielle de décembre 2020.

Dès lors, les Russes et les FACA ont enregistré une série de succès contre les rebelles et ont récupéré les territoires qui étaient jusque-là sous contrôle des groupes rebelles pendant une dizaine d’années.

«Les Russes ont permis de repousser l’attaque de la CPC en décembre et de monter une contre-offensive au début de cette année et de reprendre un certain nombre de villes qui étaient jusqu’à présent très largement sous le contrôle des groupes armés », a expliqué Thierry Vircoulon, coordonnateur de l’Observatoire de l’Afrique centrale et australe de l’Ifri, l’Institut français des relations internationales, dans une déclaration à l’Agence Anadolu (AA).

Quand les Russes arrivent en RCA, ils ont d’abord pour tâche de former les soldats des FACA, afin que l’État, en cours de reconstruction, dispose des moyens pour imposer son autorité sur le pays face à des groupes rebelles encore bien présents et contrôlant de larges pans du territoire. Depuis fin 2020, ils opèrent maintenant directement sur le terrain et combattent.

Leur action ne s’inscrit pas complètement dans le cadre de la mission des Nations Unies en Centrafrique, la MINUSCA.

En fait, et «c’est un secret de polichinelle», confirme Thierry Vircoulon, ces mercenaires agissent pour le compte de la Russie.

Si leur travail de formation des soldats centrafricains correspond à la réforme du secteur de la sécurité pilotée par l’ONU, dans les faits, «il y a très peu de coordination entre la mission d’instruction militaire et la MINUSCA» constate le chercheur.

Depuis décembre 2020, date marquant le début des combats contre la CPC, «il y a eu une coordination avec la MINUSCA pour se répartir un peu les tâches et éviter qu’ils se tirent dessus», a poursuivi le chercheur.

— Violation des droits de l’homme


Mais les accusations de violation des droits de l’homme qui ont commencé à émerger dans le pays ont changé la donne contre les Russes.

Le Groupe de travail de l’ONU sur l’utilisation de mercenaires rattachés au Haut-Commissariat aux droits de l’homme des Nations Unies, ainsi que des enquêteurs français et américains ont publié des rapports dans lesquels ils ont dénoncé les exactions commises par ces mercenaires travaillant au sein de trois sociétés : Wagner, Sew Security Services et Lobaye Invest SARLU.

Le 9 juillet 2021, le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies a une fois de plus accusé les Russes d’avoir commis des exactions en RCA.

Le Conseil s’est inquiété « des multiples allégations de violations des droits de l’homme qui seraient perpétrées, y compris par les instructeurs russes » lors des opérations menées par les Forces armées centrafricaines et leurs « alliés internationaux » pour « libérer les localités occupées ou tenues par les groupes armés ».

Par ailleurs, dans le cadre des opérations de libération des zones occupées par les groupes armés, la Division des droits de l’homme de la Mission de l’ONU en RCA a documenté « des violations des droits de l’homme commises par des éléments des FACA et les autres personnels de sécurité (force bilatérales russes) ».

Ils sont accusés d’avoir commis au moins 207 abus des droits humains entre février et juin 2021.

Tous ces rapports qui accusent et dénoncent, ont rendu les Russes « de plus en plus impopulaires surtout dans les provinces où ils agissent », a noté le chercheur de l’Ifri, Thierry Vircoulon.

Ces accusations ont été qualifiées d’«infondées» par le représentant permanent de la Russie auprès des Nations Unies, Vassili Nébenzia.

Lors d’un point presse tenu le 30 juin dernier, le diplomate a notamment déclaré : «Nous avons vu ce rapport, nous l’avons analysé et fait des commentaires, qui d’ailleurs ont été complètement ignorés. C’est toujours la même histoire : des accusations infondées, des preuves recueillies Dieu sait où, des témoins qui ne peuvent pas être identifiés, des photographies de gens blancs – dont on dit qu’ils sont russes, comme si tous les individus à la peau blanche étaient russes – et [retouchées] à l’aide de Photoshop.»

Vassili Nébenzia a également rappelé que Dmitri Peskov, porte-parole du Kremlin, avait qualifié de mensonges les accusations visant des instructeurs militaires russes en République centrafricaine.

–Déploiement de 600 militaires supplémentaires


Malgré que les langues se délient peu à peu sur les exactions des instructeurs russes en Centrafrique, Moscou a annoncé fin juin, le déploiement de 600 militaires russes supplémentaires.

« Le 4 mai, le Conseil de sécurité de l’ONU en a reçu une notification officielle. Marie-Noëlle Koyara, ministre centrafricaine de la Défense, a notifié l’ONU qu’elle avait demandé à la Fédération de Russie d’envoyer 600 autres instructeurs, en plus de ceux déjà présents en RCA », a relevé le chef des instructeurs russes en RCA, Alexandre Ivanov, dans une interview accordée le 30 juin à « Sputnik ».

Cet envoi porte officiellement à 1 135 le nombre d’instructeurs russes en Centrafrique, selon Moscou, qui a précisé qu’aucun d’entre eux ne prenait part directement aux opérations de combats contre «les groupes armés illégaux».

«Compte tenu des souhaits des dirigeants centrafricains, ainsi que des affrontements incessants entre les troupes régulières de la RCA et les rebelles, les spécialistes russes poursuivront leur travail en se fondant sur les besoins des autorités officielles de la RCA», a détaillé Ivanov.

La République centrafricaine – ancienne colonie française de 4,7 millions d’habitants – est un pays pauvre mais riche en minerais. Par exemple, au nord de Bambari, où a eu lieu le massacre de la population civile, il existe d’importants gisements d’or.

Les observateurs supposent que les sociétés de sécurité russes sont liées au crime organisé et que certains de leurs services sont payés avec des actions dans des mines d’or et de diamant.

La Russie, qui a présidé le Processus de Kimberley en 2020, avait plaidé pour la légalisation de l’exploitation et l’exportation du diamant à partir de l’ensemble du territoire de la Centrafrique.

Le vice-ministre russe des finances Alexeï Moïsseïev, avait rapporté à la télévision nationale que « les interdictions actuelles sont injustes envers les pauvres pour qui c’est le seul moyen de gagner leur vie ».

En juin dernier, l’ONG The Sentry et CNN ont publié un nouveau rapport dénonçant les atrocités commises en Centrafrique par le Groupe Wagner, une société militaire russe ayant des liens avec le Kremlin, dans le but de contrôler des mines d’or et de diamant et renforcer l’influence de Moscou sur le continent.

« Ce nouveau mode de pillage très lucratif constitue une menace grandissante, semant la mort et la dévastation et mettant en danger la paix et la sécurité non seulement en République centrafricaine, mais également dans diverses autres zones sensibles à travers le monde. Des mesures urgentes sont requises de la part de la communauté internationale », a commenté John Prendergast, cofondateur de The Sentry.

— La France désorientée

Moscou maintient en effet, depuis 2018, en Centrafrique un contingent de paramilitaires officiellement engagés dans la formation de l’armée centrafricaine.

Entre 800 et 2 000 hommes, déployés en parallèle des 15 000 soldats de maintien de la paix des Nations Unies, et tirés en partie du groupe Wagner, une société militaire contrôlée par l’oligarque russe Evgueni Prigojine.

Cette présence russe qui ne cesse de grandir en RCA, dans ce qui fut le pré carré français, a désorienté Paris, a constaté Roland Marchal, chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS).

« L’arrivée des Russes s’est, en effet, accompagnée d’une campagne anti-française orchestrée assez violente où l’on ne dénonçait pas seulement la politique de Paris mais où on appelait à s’en prendre aux Français sur place. Le Président actuel Faustin-Archange Touadéra, de manière assez habile, se présente comme quelqu’un qui appelle à la modération devant Paris tout en rappelant qu’il y a de la place pour tout le monde dans le pays, Français, Russes », a confié Roland Marchal à AA.

« Si la Russie continue de projeter son influence diplomatique en Centrafrique et établit une base militaire dans le pays, comme Touadéra l’a demandé, Moscou pourrait capitaliser sur le vide laissé par les États-Unis dans le pays et représenter un défi d’autant plus important à l’influence française dans la région » écrivait en février le chercheur Samuel Ramani dans une note publiée par le think tank britannique « Royal United Services Institute ».

Pour faire grandir son influence déjà croissante en Centrafrique, Moscou a annoncé en septembre 2020 l’ouverture d’une représentation du département russe de la Défense à Bangui auprès du ministère centrafricain de la Défense.

Le 8 juillet dernier, le Président Touadéra a accordé une mission au Général Major Anvar Gallimouline, le nouveau chef de bureau du ministère de la Défense de la Fédération de Russie auprès du ministère de la Défense de la République Centrafricaine.

« L’officier Supérieur russe Anvar Gallimouline aura pour mission d’entretenir la coopération militaire entre le ministère de la Défense de son pays et celle de la République Centrafricaine », a souligné la présidence centrafricaine sur son site.

Cette présence accrue des Russes en Centrafrique n’est pas de tout goût à la France.

Dans un entretien au Journal du Dimanche, le Président français Emmanuel Macron a ainsi qualifié le 30 mai le Président centrafricain d’ « otage du groupe Wagner ». « Pour être otage, il faut que ça soit contre son gré, pointe Thierry Vircoulon. Touadéra est tout à fait consentant ».

— L’Afrique dans le viseur


Cette présence russe en Centrafrique s’inscrit également dans une volonté plus générale de Moscou d’avancer ses pions et faire valoir ses intérêts sur le continent.

« Cette offensive s’est accentuée depuis la crise ukrainienne. Les Russes ont pour projet d’installer des bases militaires dans cinq à six pays africains », ajoute Thierry Vircoulon.

Moscou va construire une base militaire sur la mer Rouge, à Port-Soudan. Il s’agit d’une première en Afrique depuis l’effondrement de l’Union soviétique.

La Russie utilisera cette base pour le ravitaillement de sa flotte, selon un projet d’accord conclu avec le Soudan et qui a été présenté par le Premier ministre russe, Mikhaïl Michoustine, et approuvé par le Président Vladimir Poutine.

Une première pour Moscou sur le continent africain depuis la chute de l’Union soviétique. Auparavant, la Russie possédait une installation en Somalie. Depuis, le pays a construit dix autres bases militaires à l’étranger, notamment dans les pays de l’ex-URSS et en Syrie.

Mais pour les experts, cet ancrage africain par la Russie vise surtout à protéger ses intérêts en tant que producteur d’hydrocarbures.

Cette base permettrait alors de contrôler cet important marché – menacé par la piraterie – et situé sur l’une des routes les plus sensibles du commerce mondial, car près de 10 % des marchandises du monde entier passent par elle.

L’ouverture du centre soudanais montre que « la Russie est de retour dans l’océan mondial », a écrit le chroniqueur spécialiste des sujets de défense Dmitri Litovkin, dans un texte publié en novembre 2020 par l’agence de presse d’État russe Tass.

« Les marins des flottes du Nord et de la Baltique n’auront pas à faire des transitions épuisantes pour passer plusieurs mois dans l’océan Indien », écrit-il.

Ces dernières années, la Russie, qui amorce un retour géopolitique en Afrique, s’est approchée du Soudan dans la sphère militaire, mais également à travers des projets de nucléaire civil. Depuis mai 2019, les deux pays sont liés par un accord de coopération militaire d’une durée de sept ans.

Fin janvier 2019, en pleine crise politique au Soudan, le Kremlin avait reconnu que des instructeurs russes se trouvaient « déjà depuis un certain temps » aux côtés des forces gouvernementales soudanaises.

— Bras de fer sur le web


Le retour de la Russie en Afrique s’est notamment traduit par une forte implication en Centrafrique, avec des livraisons d’armes, l’envoi d’ instructeurs militaires et le développement d’une stratégie d’influence, passant notamment par la diffusion, via Internet, d’articles critiquant la présence française dans ce pays.
Cités par un rapport du Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) du ministère des Affaires étrangères et de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM), des travaux de Kevin Limonier, maître de conférence à l’Université Paris 8 et chercheur à l’Institut français de géopolitique et à la chaire Castex de cyberstratégie, ont ainsi insisté sur la « propagation croissante des contenus russes à travers le web africain francophone », s’expliquant par « la grande popularité des discours anti-occidentaux propagés par les grands médias internationaux russes (RT et Sputnik) auprès des opinions publiques africaines qui considèrent souvent la Russie sous le prisme de son passé soviétique anticolonial. »

En outre, en octobre 2020, la ville de Sotchi a accueilli une cinquantaine de chefs d’État et de gouvernement africains dans le cadre du premier sommet « Russie/Afrique », symbolisant ainsi les ambitions russes pour le continent.

Pour le centre de réflexion américain Brookings Institution, ces dernières sont la « projection de puissance sur la scène mondiale » (les pays africains constituant « le plus grand bloc de vote aux Nations unies), l’accès « aux matières premières et aux ressources naturelles », la sécurité, associée aux « ventes d’armes ».

« Les Russes savent faire trois choses qui sont capables d’intéresser les Africains et le continent. Ils savent exploiter des mines et gérer les ressources énergétiques. Ils peuvent vendre du nucléaire civil et ils vendent des armes et possèdent une expertise sécuritaire », conclut ainsi Roland Marchal.

Mais à Bangui, les autorités estiment que la priorité des Centrafricains qui, depuis 2013, sont plongés dans une spirale de violence, repose sur la sécurité, la paix et la stabilité.

« La Russie est présente en RCA depuis l’indépendance. Actuellement, l’attente principale de l’opinion nationale est d’abord la sécurité. Et sur ce point la coopération militaire avec la Russie donne ses fruits. Je tiens à vous rappeler que, il n’y a pas si longtemps, 80 % du territoire était occupé par des terroristes. La Russie n’est pas l’amie de l’Occident, certes, mais elle est l’amie de la République centrafricaine. Que cela soit clair. Donc en fonction de nos intérêts, nous ne nous laisserons pas dicter avec qui il faut pactiser ou pas. Cette époque est révolue. Le chantier du développement de la RCA est si énorme qu’il y’a de la place pour tout le monde », a expliqué Steve Tangoa, conseiller à la présidence centrafricaine, à l’Agence Anadolu.

Agence Anadolu